Les Noms du Père

Je commencerai par cette phrase de Paul Valéry : «  ce qui se chante ou s’articule aux instants les plus critiques de la vie, ce qui sonne dans les liturgies, ce qui se murmure ou se geint dans les extrêmes de la passion, ce qui atteste la vérité en son serment, ce sont paroles qui ne se peuvent réduire en idées claires ni se séparer d’un certain ton et d’un certain mode sans les rendre absurdes et vaines. Dans toutes ces occasions, l’accent et l’allure de la voix l’emportent sur ce qui est l’éveil d’intelligible. Je veux dire que ces paroles nous intiment de devenir bien plus qu’elles ne nous incitent à comprendre ».


Il y a quelque chose de fort qui convoque la langue dans la voix, l’intonation, l’accent, l’affect qui s’y trouvent logés, les rythmes imprimés de la langue maternelle, dans cette écriture de la mélodie qui ne s’inscrit pas en mots.


Ce que dit Paul Valéry n’est pas sans évoquer pour moi ce que Lacan appelle « lalangue » en un seul mot, la mélodie des sons, la langue entendue parallèlement aux premiers soins du corps, qui nous a affectés et dont nous portons l’empreinte. Ces traces feront retour de façon imprévisible en fonction des aléas de l’existence et de la façon dont on y répond.

 

Un jour, une jeune femme prépare une poitrine de bœuf pour le dîner. Elle en coupe les extrémités avant de la  placer dans un plat à rôtir. Sa fille, qui la regarde avec intérêt, lui en demande la raison. Sa mère réfléchit, puis répond : « je ne sais pas trop. J’ai toujours vu ma mère faire de cette façon. Appelons grand-mère et demandons-lui ».


Elle téléphone à sa mère et lui demande pourquoi elle coupe toujours les extrémités de la poitrine de bœuf avant de la faire rôtir. La grand-mère réfléchit un moment, puis lui répond : « je ne sais pas trop pourquoi, j’ai toujours vu ma mère faire de cette manière. » Intriguées, toutes trois décident d’aller voir l’arrière-grand-mère dans sa maison de retraite. Elles demandent en cœur : « quand nous faisons de la poitrine de bœuf, nous coupons toujours les extrémités avant de la faire rôtir. Quelle en est la raison ? »  La vieille femme répond : « je ne sais pas pourquoi vous le faites, si moi je le faisais c’est parce que je n’ai jamais eu de plat assez grand. »

 

La cuisine de sa mère n’évite pas d’avoir à faire sa propre cuisine. Il ne suffit pas d’imiter sa mère pour trouver son chemin. L’histoire ne se réduit pas à la répétition du même. Étymologiquement, répéter vient du verbe petere qui veut dire chercher à atteindre. Répéter : chercher à atteindre de nouveau. On est tout prêt du appetere qui lui aussi désigne un « chercher à atteindre » qu’on retrouve dans appétit.


L’inconscient est inventif et s’invente. « Ce n’est pas du tout cuit », disait Lacan. Il est à mitonner aux petits oignons. On résiste à admettre qu’il y a une part de non savoir chez l’autre. Il faut aller aux fourneaux. Une part d’invention est requise.


La recette indique qu’il y a une recette à faire. Si la recette de cuisine suffisait, tout le monde serait cordon bleu. Qu’est-ce qu’on ajoute dans le processus annoncé pour que la sauce prenne ? Combien de plats ratés avant d’en réussir un ? L’alchimie entre les ingrédients est multiple.


Avec les mêmes éléments, on peut faire une multitude de gâteaux : si on bat les blancs des œufs ou pas, si on fait fondre le beurre ou si on le travaille avec le sucre. La cuisine introduit la temporalité, la transformation, l’invention, le passage du cru au cuit. Levi Strauss mettait l’accent sur le fait que la culture a émergé avec la découverte du feu. Les coutumes religieuses et culturelles associent le verbe, l’aliment et la musique.


On reste attaché à l’art culinaire et la musique de son groupe, à la modalité de jouissance qui y est spécifique, aux couleurs, aux odeurs, aux goûts et aux sons qui sont propres à ce lien social. 


« Cuire le monde » a écrit Charles Malamoud. Ce titre traduit l’expression sanscrite « lokaprakti » : l’homme cuit le monde et se cuit lui-même en exécutant les rites. 

 

L’arrière petite fille pose une question. Elle est divisée. Du fait de sa question, elle se déplace là où sa mère et sa grand-mère étaient prises dans des identifications moïques. Elle interroge le lien : par sa question, elle effectue une coupure. Elle ne se sentira pas obligée de couper les extrémités de la poitrine de bœuf.


Elle appelle un dire. L’arrière-grand-mère répond : Voilà comment je me suis débrouillée avec les évènements historiques, politiques, familiaux, évènementiels qui m’entouraient. 


« Je ne sais pas pourquoi vous le faites ». Le dire de la grand-mère n’est pas celui d’un sujet sachant. Il ne s’agit pas d’un savoir faire prêt-à-porter. C’est un dire qui laisse entendre qu’il y a plusieurs lectures possibles, qu’on peut s’inscrire dans les traditions mais en changer les modalités. 


N’est-ce pas comme on le verra plus loin un dire qui indique par son chemin qu’il y a un chemin possible sans dire lequel. L’arrière-grand-mère lui dit qu’il y a un maniement du langage qui se bricole en organisant les différents éléments en jeu, qu’elle-même s’y est confrontée, qu’il y a plusieurs façons de faire. A l’arrière petite fille d’y aller. 

 

L’être humain se trompe, trébuche, s’égare. Il fabrique des bévues, des lapsus faisant résonner quelque chose au niveau pulsionnel. 

La première traduction faite par Lacan de « Unbevust » par inconscient était une traduction au niveau du sens, celle dont Lacan jouera ensuite est une traduction au niveau du son : « une bévue ».


La venue du mot émerge de l’intime, de l’érotique. Quand j’écoute, je suis attentive aux détails, aux bribes, aux morceaux d’histoires, aux éléments apparemment insignifiants, proches, contigus où se dessine le lien intime, l’inventé vivant au quotidien à charge pour moi d’acquiescer au nouveau, de reconnaître la valeur de l’invention, parfois même de permettre qu’elle soit nommée : à une patiente qui me décrivait comment elle entendait les craquements de son psoriasis sur la main, je disais : « votre corps dit quelque chose ».


A quoi elle me répondit : « non, il ne dit pas, il fabrique ». 

J’entends la manière de dire, la manière de faire, le style propre à l’acte d’énonciation, les petites bifurcations qu’on fait dans la vie de tous les jours, dans les rapports aux gens, aux choses, aux transitions, à la programmation d’une journée. 


L’analysant invente une nouvelle façon de nommer ce qui lui arrive. C’est parfois difficile de le laisser décliner ses signifiants car nos convictions et préjugés ferment notre écoute. Octave Mannoni racontait qu’au début de sa pratique analytique il avait été tenté de dire à un analysant qui se trouvait en difficulté avec sa judaïté qu’il n’existait pas réellement de juifs, que ce n’était qu’un mot, une étiquette que les nazis lui avait collé sur le dos, enfermant par là la relation transférentielle dans une relation imaginaire et empêchant l’analysant de décliner de façon singulière ce signifiant.

 

Michel de Certeau, dans son livre « L’invention du quotidien », s’interroge sur l’art ou la manière de faire des usagers, sur les stratégies et tactiques qui sont articulées sur les détails du quotidien. Les consommateurs, nous dit-il, produisent par leur pratique signifiante quelque chose qui pourrait avoir la figure des « lignes d’erre » dessinés par les jeunes autistes de Deligny ce sont « des lignes d’existence ». 


Leurs trajectoires forment des phrases imprévisibles, des traverses en partie illisibles. La statistique se contente de classer, de calculer. Elle saisit le matériau des pratiques et non leur forme, elle repère les éléments utilisés et non le « phrasé » dû au bricolage, à l’inventivité artisanale, à la discursivité qui combinent les éléments.


A décomposer ces vagabondages en unité, l’enquête statistique ne trouve que de l’homogène et laisse hors de son champ la prolifération des histoires et opérations hétérogènes qui composent les patworks du quotidien. L’attention de Michel de Certeau se concentre sur les minuscules espaces de jeu que des tactiques subtiles « insinuent » comme il se plaît à dire. La fabrication à déceler est une production, une poiétique au sens du mot grec « poiein » qui veut dire créer, inventer, générer.

 

Lacan reprend dans ses variations sur le père les questions ouvertes par Freud. Tout d’abord avec les outils conceptuels du père symbolique, du père imaginaire et du père réel. Il reformulera l’Œdipe freudien en essayant de le formaliser. Premier temps logique, il cherche du côté de la structure du langage avec la métaphore dite paternelle qui conçoit le père comme un signifiant, qui se substitue au désir de la mère, à la loi du pur caprice, qui barre la jouissance.


Il introduit alors le Nom du Père qu’il empreinte à la tradition et qu’il définit à partir d’une fonction. Le grand avantage d’une fonction est de ne pas définir un tout car une fonction ne définit que son domaine d’application. La fonction Nom du Père est une fonction de nouage ouvrant la question pour chaque cas clinique de ce qui joue le rôle de Nom du Père. A partir de sa pratique et probablement des discours nouveaux qui circulaient autour de lui, Lacan passera du Nom du Père aux Noms du Pères. 


Autour des années 70, un débat s’est ouvert à partir de Foucault, de Deleuze et Guattari et du développement de la théorie de la déconstruction de Derrida sur le terrain de la contre-culture, de la contestation politique identitaire, contre les ségrégations. Deleuze, avec son livre « Différence et répétition », introduit la « multiplicité variable » : c’est le combien, le comment de chaque cas. C’est la manière de dire, de faire, d’un style propre à l’acte d’énonciation.


Ces questions sont celles de l’accident, de l’évènement, de la multiplicité, de la différence contre celle de l’essence. 

Il ne s’agit plus seulement de la vérité de la chose freudienne ni de cette vérité qui ne peut que se mi dire. Il va s’agir de choisir la voie par où prendre la vérité.


Lacan avance sa façon de traiter la vérité plurielle par l’hérésie du sinthome. Quand Lacan a été en 1976 vers Joyce, Aristote et le sinthome, la voie avait été ouverte par Deleuze. Le rhizome de Deleuze est la rencontre de réalités hétérogènes avec un résultat imprédictible. 

 

Le poète romancier philosophe Edouard Glissant, né à la Martinique, s’appuie sur l’identité rhizome qui est une racine qui s’étend à la rencontre d’autres racines. Ce qui importe, nous dit-il, c’est la manière de parler sa propre langue, de la parler fermée ou ouverte, de la parler dans l’ignorance de la présence des autres langues ou dans la pré science que les autres langue existent et qu’elles nous influencent sans que nous le sachions.


Ecouter l’autre, les autres, ajoute-il, c’est élargir la dimension spirituelle de sa propre langue, c’est-à-dire, la mettre en relation.

N’est-ce pas ce que tentent les jeunes de banlieues qui inventent une langue faite d’arabe, de verlan et de vieux français ?


Face au discours qui use d’une langue qui les fige dans une exclusion ségrégative, faisant surgir l’illusion d’une identité ravageante : ce ne sont pas des jeunes, ce sont des racailles et des voyous. Ces jeunes se trouvent réduits dans la langue à une tâche à nettoyer au karcher.


A travers les piercings et les tags, le rap et le hip-hop, ces jeunes n’essayent-ils pas de nouer jouissance du corps et langage, la voix et le regard articulés au corps, aux mots, d’introduire un renouvellement de la parole et de la sensibilité qui font bouger le système de représentation ?


« Trouver une langue » énonce Laura dans le film « l’Esquive » réalisé par Abdelatif Kaechich. Cette jeune fille parle la langue de la cité, chargée de violence et d’insultes parce qu’elle lui permet dit-elle de prendre position dans la langue. Elle ne refusera pas la langue de l’Autre s’émerveillant de la langue de Marivaux. 

 

Colette Soler dans son livre « L’inconscient réinventé », souligne l’accent mis par Lacan sur les effets de lalangue en un seul mot (contemporain à son recours au nœud borroméen).


Quelque chose reste indécis entre le phonème, le mot, la phrase : des uns hors chaîne, hors sens, la mélodie, le bruit des sons dépourvus de sens qui opèrent avant le capitonnage du langage, une multiplicité de différence qui n’a pas pris corps, qui évoque la langue émise avant le langage structuré syntaxiquement, la première langue entendue parallèlement aux premiers soins du corps et qui porte la trace des jouissances de l’Autre. 

 

Revenons au frayage de Lacan qui au fur et mesure de sa pratique ouvre des chemins nouveaux sans invalider me semble-t-il ses avancées antérieures.


A la dimension métaphorique s’est substitué le nouage réel, symbolique, imaginaire. Le Nom du Père est alors une fonction qui noue le Réel (la jouissance), le Symbolique (le langage, le signifiant, la parole), et l’Imaginaire (le corps propre, le sens, les images). Le père qui était alors nommé devient un père nommant. Cette fonction est identifiée à un dire, un dire qui nomme.


Elle se soutient d’une position libidinale et d’un désir fini : elle émane alors d’un père qui fait d’une femme la cause de son désir et le symptôme de sa jouissance et que cette femme lui soit acquise pour lui faire des enfants dont il prendra soins paternels. Le symptôme père opère alors un double nouage, un double nœud social : le nœud entre un homme et une femme et le nœud entre les générations parents enfants. 


Mais qu’un père puisse soutenir cette fonction n’implique pas qu’il soit le seul à le pouvoir : si la fonction père est une fonction de dire (dire d’existence) alors elle peut être suppléée. Plusieurs personnes peuvent porter cette fonction. Le Nom du Père est alors déconnecté des pères de la famille traditionnelle, des pères du trio oedipien. 


Comment se manifeste dans la clinique cette fonction d’un dire qui nomme ? D’un dire qui ne nomme pas l’être, qui n’est pas non plus un nommé à : il est un acte de coupure, un dire d’existence  (« Vas, vis et deviens »).

La clinique nous indique que ce dire de nomination pour qu’il soit opérant doit être accepté et faire acte pour celui qui s’en saisit.


Lacan appelle sinthome ce qui fait tenir ensemble pour un sujet S, R, I et fait référence à Joyce pour qui l’écriture publiée a corrigé la carence du symptôme père : la fonction nommante a résulté de son art.


Un sinthome est singulier. Il existe pour chacun. Il est une alternative au Nom du père par son pouvoir séparateur. Il est ce qui permet à l’enfant de tenir en prenant appui sur un élément contingent. Une part d’invention et de création est requise, une savoir y faire qui évoque le tour de main de la cuisinière dont il était question au début de ce texte.