PARADOXE DE LA VIOLENCE
Notre société dénonce de plus en plus la violence. Montrée à la télévision, étalée tous les jours à la radio, dans la presse : nous sommes entrainés dans une sorte de fascination sans réflexion, laissant même entendre que la violence pourrait ne pas exister. Or, disons le d’emblée, la violence est inhérente au lien social.
Elle a toujours existé et prend des formes différentes selon les époques et les lieux. Derrida insiste sur le fait qu’a l’heure actuelle, les menaces viennent de forces imprévisibles, anonymes et non pas d’un état.
La violence est inhérente au lien social : au lien au grand Autre et au petit autre :
Par Autre, j’entends :
-le fait que nous vivons dans un espace structuré par des discours. Le collectif inscrit sa marque par les valeurs transmises. Les pulsions condamnées sont fonction des lois d’un temps et d’un lieu et sont ordonnées par les agents religieux, culturels, juridiques et politiques. Il n’y a pas de civilisation sans éducation et sans police. Il y a la un paradoxe car les lois nécessaires à la vie en société et au processus civilisateur nous font violence en nous imposant des renoncements
-Les symptômes, signature du sujet sont la pour dire qu’il y a des jouissances qui ne marchent pas au pas du discours de la norme.
La famille se prête à l’opération de civilisation de la jouissance à condition que son discours ne soit pas seulement un énoncé qui égraine des principes éducatifs mais qu’il soit aussi porteur de désir. Pour transmettre des interdits, il faut accepter d’y être soi même assujetti. Souvent quand un adulte ne dit pas non à un enfant, c’est a l’enfant roi en lui qu’il n’arrive pas a dire non.
-Il faut aussi pouvoir soutenir d’être parfois le lieu d’adresse de la haine des enfants à qui on impose une soustraction de jouissance. Combien de parents cèdent par peur de ne plus être aimés ? Ne pouvant pas soutenir un point d’autorité, ils en viennent à être par la suite parfois très violents avec ces enfants qui les débordent.
A l’heure actuelle nous sommes immergés dans une idéologie qui prône la liberté et vise à susciter la jouissance de l’objet de consommation qui trompe le désir et prétend masquer l’angoisse.
Or il ne faut pas confondre la liberté de penser qui implique de faire des choix et donc des renoncements avec la liberté de faire n’importe quoi ; ces discours insistent sur les droits des personnes, oubliant de rappeler la dette symbolique c’est-à dire le fait que nous avons aussi des devoirs.
Certes il y a des effets du discours capitaliste sur nos subjectivités mais il n’est pas le seul discours : Hanna Arendt rappelait que la politique inventée par les grecs n’était rien d’autre que la prise en compte de la nécessaire conflictualité de la pluralité des paroles, on pourrait dire de la mise en tension des différentes modalités du discours.
Et rappelons aussi qu’un discours aura d’autant plus de portée qu’un sujet s’y prêtera car on n’est pas sans agir sur
ce dont on dépend. Chacun de nous a sa façon singulière de faire avec… de se soumettre, se révolter, résister ou ruser.
-Le fait que le tissu où nous nous inscrivons se réfère à la transmission nécessaire d’une génération à l’autre. Nous ne sommes pas désarrimés des ascendants et des références fondatrices, ce qui implique de prendre sa place dans la nomination et la filiation. Ce qui ne s’élabore pas à la génération précédente pèse sur la suivante sans qu’elle en soit toujours consciente. Il y a parfois la génération précédente qui est silencieuse, ne pouvant pas dire et la génération suivante qui ne veut pas savoir.
-Le fait que nous sommes parlés par l’Autre (représenté par la mère) qui parle avant nous, sur nous, pour nous : là réside le paradoxe de la violence.
L’aliénation aux mots et à la voix de la mère est nécessaire pour entrer dans le monde des humains, dans le langage .C’est le fait que la mère entende les pleurs de l’enfant comme un appel qui s’adresse à elle et qu’elle lui réponde en y donnant du sens : tu as faim, tu veux un câlin…etc. lui supposant une certaine demande organisée autour d’un objet, qui permet à l’enfant d’entrer dans le langage.
Elle lui permet ainsi de décoller du réel s’il accepte la greffe signifiante qu’elle lui fait, l’appareillage symbolique qu’elle lui tricote. Avant que l’enfant puisse se séparer de la mère, il faut qu’il ait prélevé quelque chose de l’Autre.
Son babil par exemple est prélevé de sons entendus autour de lui.
C’est là où il se voit vu par sa mère comme aimable que son narcissisme naît et il choisit dans son regard à elle un trait de la façon dont il se sent regardé.
Il y a les mots de la mère mais aussi les rythmes imprimés de la langue maternelle, la musique dans laquelle se manifeste son désir, les signes de son amour, son regard renvoyant l’enfant vers un ailleurs anticipateur.
Si les mots prononcés sont en harmonique de son désir, ils pourront être entendus, certains choisis, d’autres réinventés. Mais si les mots sont déshabités, portés par une voix indifférente, l’enfant peut les refuser.
L’enfant nait du désir d’une femme pour un homme et de cet homme pour cette femme là. C’est la femme dans la mère qui permettra l’écart entre la mère et l’enfant (elle introduit ce qui fait référence phallique pour elle et pour l’enfant et l’altérité liée à la part insaisissable d’identité féminine) qui permettra qu’une femme ne soit pas toute à son enfant, que son enfant ne soit pas tout pour elle.
La mère porte la parole jusqu’à ce que son enfant puisse la porter à son tour et accepte ou pas, par la suite, d’être débordée par l’enfant qui fera objection à ses dires et qu’il puisse tricoter son savoir, jouer avec les mots, établir un rapport de confiance et ludique avec la langue.
Les mots ne sont pas des définitions : il y a une équivocité de la langue, une polyphonie du langage. Il y a ce qui est dit entre les dits, il y a forcement du mal dit qui fera relance. Il y a aussi forcement du mal entendu car la parole de l’Autre est interprétée par nous. Les mêmes mots ne disent pas la même chose à chacun de nous.
On ne mesure pas assez l’impact de la parole de l’Autre. Une patiente me disait récemment que la relation aux autres lui était extrêmement douloureuse : elle ne supportait pas les paroles de l’autre car celles–ci faisaient office de vérité pour elle. Elle peut plus facilement –me dit-elle danser avec l’autre.
La parole peut être extrêmement violente si elle épingle l’autre : tu es ceci…
Ainsi face à la violence des banlieues, on a entendu un discours qui use d’une langue qui fige les jeunes dans une exclusion ségrégative : « ce ne sont pas des jeunes mais des racailles et des voyous », ces jeunes se trouvent réduits dans la langue à « une tache à nettoyer au Karcher ».
A travers les « piercings et les tags, le rap et le hip hop, certains jeunes n’essaient-ils pas de nouer la jouissance du corps et le langage, la voix et le regard articulés au corps, aux mots, donc d’introduire un renouvellement de la parole et de la sensibilité qui font bouger le système de représentation. D’autres redoubleront de violence en retour de ce discours.
« Trouver une langue » énonce Laura dans le film « L’esquive »réalisé par Abdellatif Kechiche. Cette Jeune fille parle la langue de la cité chargée de violence et d’insultes parce qu’elle lui permet dit-elle de « prendre position » dans la langue.
La violence est aussi inhérente au lien au petit autre.
C’est aussi dans la rencontre avec un petit autre que l’être humain se construit. La violence dont un frère ou une sœur font l’objet peut être due au fait que si l’autre est une partie de moi (puisque je suis construite sur l’image dans le miroir) il me révèle cette part de moi que dans le même mouvement il m’arrache puisqu’il est autre.
L’image d’un frère suspendu au sein maternel (temps de l’ « invidia » selon Saint Augustin) révèle à l’enfant en même temps que le sein est un objet qu’il désire et qu’il en est privé par un autre enfant, son semblable. Selon le choix inconscient de chacun, l’image de la possession de l’objet par un frère ou une sœur pourra être soit une expérience destructrice, soit elle révèlera le sujet comme désirant. On est souvent violent vis-à-vis de celui qui révèle notre manque car il est toujours tentant d’imputer notre propre manque à quelqu’un d’autre.
Si nous nous engageons dans la jalousie, une concurrence (qui implique à la fois rivalité et accord) avec l’autre pourra se produire. La jalousie normale est un deuil affirmait Freud : elle est un pas douloureux mais nécessaire qui nous pousse hors d’un espace maternel et a un caractère structurant. Affronter la jalousie et trouver les pas au delà pour ne pas s’y enliser, n’est pas simple.
Chacun invente l’élaboration de cette jalousie. Si les parents n’ont pas pu élaborer leur propre jalousie infantile, s’ils l’ont déniée, ils rendront difficile pour l’enfant de traverser la sienne. Ils ne pourront pas accueillir les émotions, la violence de leur enfant, y mettre des mots pour l’aider à l’élaborer. Ils diront à l’enfant : « tu es méchant » : ce dernier renfermera sa haine qui ressortira ailleurs violemment ou contre lui même.
La violence peut certes être le défoulement d’une agressivité réprimée et non élaborée mais il y a aussi dans l’homme un désir d’affranchissement qui peut aller bien au delà d’un équilibrage bien tempéré de ses pulsions ou de ses intérêts égoïstes.
La vie en société exige de tout individu une immense aptitude à la soumission. Comment laisser la place à la créativité ? L’affranchissement peut revêtir un aspect de symptôme, de crise, de violence.
Les psychanalystes ont été très attentifs à certains moments charnières pour le devenir de l’enfant.
-Le moment du Fort Da
Freud s’est interrogé en voyant son petit fils qui jetait une bobine en bois entourée d’un fil loin de lui et qui jouait à la faire disparaître de sa vue en disant oh oh oh qui signifiait le mot Fort (loin) et saluait sa réapparition par un Da joyeux (ici).
Avec ses mots, il peut faire disparaître et réapparaître sa mère. Freud interprète que l’enfant se dédommage de la douleur du départ de sa mère en mettant en scène la disparition et la réapparition de l’objet aimé. C’est le fait que la mère va et vient, qu’elle n’est pas toute à son enfant, qui fait surgir le manque pour celui-ci.
A la place du vide laissé par sa mère, vient s’inscrire et se représenté symboliquement « le jeu de l’absence » qui peut permettre à l’enfant d’intérioriser sa mère. Acte de liberté, invention qui est pour lui un essai de déprise de sa dépendance.
-Le moment du stade du miroir observé par Lacan
Quand l’enfant se reconnaît dans le miroir, il jubile devant sa propre image, devant l’autonomie de sa forme unifiante et de la nouveauté de son expérience.
-La découverte de l’objet transitionnel et la création par l’enfant de l’aire de jeu
L’objet transitionnel est une création de l’enfant : il le trouve seul si l’entourage n’est pas trop contaminé par la culture psychanalytique et laisse l’enfant se débrouiller dans sa quête.
-Les premiers « non » de l’enfant peuvent être entendus comme des « non » de subjectivation à différencier des « non » de caprices.
Ces moments de franchissement ne peuvent se produire qu’adossés à un entourage qui y est sensible, qui les souligne et les soutient car chacun de nous a peur devant l’inouï et l’inédit.
A nous psychanalystes et travailleurs sociaux d’être attentifs et de soutenir ces moments de franchissements précieux même s’ils passent par des moments de révolte et de violence car il faut se faire violence pour se séparer de l’Autre, des paroles de l’Autre… séparation toujours imparfaite.
Cela peut nous rendre violents dans la difficulté que nous avons à le faire.
Les supervisions sont un lieu qui permet un temps de réflexion accompagné par des analystes qui soutiennent l’élaboration des participants.
Je vais prendre un exemple : une scène relatée en supervision : il s’agissait d’une petite fille qui ne parlait pas et qui était très violente avec les éducatrices, les griffant, les mordant. Cette violence dans un premier temps a interrogé la propre violence des éducatrices car comme disait l’une d’elles : à ne pas vouloir la reconnaître on peut être sidérée par la violence de l’autre et lui renvoyer en miroir notre propre violence.
Mais nous ne nous sommes pas arrêtés à noter le comportement violent de cette petite fille : une des participante a émis l’hypothèse que cette petite fille avait l’air de vouloir leur prendre quelque chose d’elles : l’acte violent était alors pensé ce qui permettait de réintroduire la relation à l’autre d’une autre façon.
On ne répare pas ce qui s’est passé pour ces enfants en grande difficulté mais si on entend la manière anarchique et violente parfois de chercher leur subjectivation, on peut leur offrir la possibilité de trouver une autre réponse à leur peur d’approcher ces zones d’ombre au bord du langage.
Les acting donnent à voir et à entendre une parole qui n’arrive pas à se dire. L’ouverture vers le nouveau, la trouvaille précieuse coté enfant ou coté analyste et travailleur social ne doivent pas être étouffés au profit des assignations.
Ne nous laissons pas prendre au discours de la technique et de l’évaluation.
Est ce que vous évaluez un sourire disait Jean Oury ?
Pourtant c’est efficace. Nous transmettons des valeurs : respect en tant que sujet et devoirs envers le collectif. On transmet aussi le désir et la joie de vivre.
Kathy Saada